29 juin 2006

FACfr92b."Trois Jours chez ma Mère"

Dans ce livre […] je donnerai libre cours à mes pulsions sadiques, à mon désir violent de faire disparaître ceux qui me dérangent et m’empêchent de faire ce que je veux, comme, pas plus tard que cet après-midi, le gosse qui apprend à jouer de la batterie dans mon immeuble, lui et sa mère béate d’admiration devant ce fils unique qu’elle prend déjà pour Kenny Clarke et Art Blakey réunis. Pour peu que ce gosse ait un copain qui rapplique avec des congas et des wood-blocks, que vais-je devenir, que va devenir mon travail ? Les percussions, d’accord, mais en plein air et aux Caraïbes ! Je n’aimerai jamais mon prochain comme moi-même et je ne ferai pas d’exception pour ce gamin de dix ans que je salue aimablement, cela dit, quand je le croise dans l’escalier. Je n’irai pas jusqu’à souhaiter qu’il disparaisse dans un tremblement de terre – il me rappelle trop le petit garçon que je fus moi-même – mais au moins qu’il déménage ! Je l’aiderai à transporter ses timbales et ses gongs. Qu’il emmène avec lui le professeur de musique qui lui a déjà enfoncé dans le crâne les sornettes habituelles su le rythme et l’énergie vitale. La bonne solution serait d’amadouer sa mère, une jeune femme au visage intéressant, et de la convaincre de faire de son fils un grand peintre. Le glissement silencieux d’un pinceau sur la toile serait libérateur d’énergie, lui aussi.

Plaire à cette femme sera difficile après lui avoir dit en face sur un ton désagréable que son gosse me dérange considérablement. Je m’étais levé en début d’après-midi, prêt à travailler, quand le futur virtuose s’élança à la recherche de sa ration d’énergie cosmique. Son récital dura de quinze à dix-huit heures. J’eus droit à une reprise vers vingt heures : Art Blakey au cinquième étage initiait l’immeuble aux rythmes rapides de l’Afrique de l’Ouest. Mes horaires vont-ils dépendre de ceux de ce gosse ? Et s’il n’y avait que lui ! Trois autres adolescents se déchaînent dans la cour, sous ma fenêtre, en rentrant de l’école. Eux, leur truc, c’est le foot. Et ça shoote, et ça intercepte, et ça hurle, et ça marque des buts. Ce n’est pas de gaieté de cœur que nous avions emménagé dans cet appartement sur cour. Ce qui nous décida, oserai-je le dire, c’était le calme. […]

«Je termine mon roman et on déménage de nouveau», avais-je annoncé. Le terminer ? Il s’agissait d’abord de le commencer. Résultat : voilà cinq ans que nous sommes là. Voilà cinq ans que je n’ai rien publié. Les enfants de l’immeuble ont grandi et abandonné leurs hochets pour le sifflet d’arbitre et les maracas.
«En Afrique, on dit qu’un village sans musique est un village mort», m’a répondu la mère d’Art Blakey. Qu’elle aille donc piler du manioc dans un village africain, pour voir, au lieu de faire ses courses chez Lafayette Gourmet. Apprendra-t-elle à son fils que la musique, chez les Dogons par exemple, encourage le rapprochement sexuel ?

François Weyergans
[extrait de "Trois Jours chez ma Mère" - Grasset.]
FACfr92a

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