26 octobre 2006

09 octobre 2006

Autocensure

Extrait d'un article paru dans Le Monde, édition du 06.10.06.

Messieurs les autocenseurs, bonjour !

L'autocensure artistique a fait une nouvelle victime. La Whitechapel Art Gallery, l'un des principaux centres d'art londoniens, a écarté de l'exposition qu'elle consacre à l'artiste Hans Bellmer (1902- 1975) une dizaine de dessins. Cette mesure a été prise par la directrice de l'établissement au motif que certaines oeuvres érotiques du peintre, figure majeure du surréalisme, pouvaient choquer la population musulmane de ce quartier populaire. Intervenant quelques jours après le retrait de l'opéra de Mozart Idoménée, à Berlin, elle illustre les craintes croissantes des programmateurs. Redoutant d'éventuelles réactions, ils n'hésitent pas à devancer les interventions des représentants religieux.

A Londres, la décision a été aussi brutale qu'inattendue. L'exposition, montée par le Centre Pompidou, avait été présentée à Paris, au printemps, puis à Munich. En arrivant à Londres, la commissaire de l'exposition, Agnès de la Beaumelle, a constaté que les surfaces prévues pour l'accrochage étaient insuffisantes. Elle a donc procédé à un premier tri. "Ce sont des choses qui arrivent lors des itinérances d'exposition", explique-t-elle.

Mais le 19 septembre, à la veille du vernissage, la directrice de l'établissement, Iwona Blazwick, prit cette fois une mesure "réellement grave", estime Mme de la Beaumelle. "De sa seule autorité et en dépit de mes protestations, elle a décroché une dizaine d'oeuvres. Elle les trouvait "sulfureuses" et a clairement évoqué, outre des ligues antipédophiles, le fait qu'il aurait été dangereux de les exposer à la Whitechapel, étant donné que le quartier abrite des populations musulmanes." Les tableaux figuraient pourtant au catalogue de l'exposition. La directrice ne pouvait invoquer la surprise. Personne ne lui avait intimé la moindre consigne, aucune menace n'avait été proférée. La commissaire s'estime donc "clairement confrontée à un cas d'autocensure".

Deux des collectionneurs qui avaient prêté les oeuvres ont déjà réagi. La galeriste parisienne Natalie Seroussi, qui a découvert les faits lors du vernissage, juge "inadmissible qu'une communauté quelle qu'elle soit ait le pouvoir de censure sur le travail de la directrice d'un musée et de son conservateur". Elle dénonce une mesure "indigne d'une société démocratique (...), indigne d'un auteur comme Bellmer, dont l'oeuvre est explicitement érotique". Comme elle, Marcel Fleiss, directeur de la Galerie 1900-2000, a fait part de sa colère au musée. Cinq des douze oeuvres qu'il avait prêtées ont été écartées. "Si ces oeuvres ne réintègrent pas les cimaises de l'exposition", prévient-il, il retirera l'ensemble de ses prêts. Contactée par Le Monde, la direction de la Whitechapel assure n'avoir répondu qu'à un problème d'encombrement des salles.

Avec la mise à l'écart d'oeuvres qui ne relèvent pas directement de la représentation religieuse, la polémique franchit un nouveau pas, une semaine après l'autocensure d'Idoménée, en Allemagne. Invoquant le principe de précaution, la direction du Deutsche Oper, l'une des trois scènes lyriques de Berlin, avait décidé, le 25 septembre, de déprogrammer l'opéra de Mozart en invoquant "la sécurité du public et des collaborateurs de l'opéra" (Le Monde du 28 septembre). Dans la scène finale, librement adaptée, Idoménée, le roi de Crète, brandissait les têtes de Poséidon, Jésus, Bouddha et Mahomet. Aucune menace n'avait été adressée. La police régionale avait juste mis en garde l'opéra contre d'éventuelles réactions de musulmans qui auraient pu se sentir offensés.

"BURGER MOLLAH"

Mardi 3 octobre, la chancelière Angela Merkel a dénoncé les "blocages mentaux inutiles dans le domaine de la liberté d'expression". "C'est comme si on hissait le drapeau blanc avant qu'une quelconque menace n'ait fait son apparition." La directrice du Deutsche Oper, Kirsten Harms, qui a affirmé qu'elle était prête à représenter la pièce si la sécurité était assurée, a toutefois reçu le soutien de l'évêque Wolfgang Huber, président du conseil de l'Eglise évangélique allemande.

Le débat est d'autant plus sensible en Allemagne que plusieurs affaires du même type sont apparues depuis la polémique sur les caricatures de Mahomet, il y a un an. En février, lors de la saison des carnavals, les organisateurs ont prié les participants de ne pas exhiber de satires de l'islam. En 2004, par exemple, un char du défilé de Düsseldorf avait représenté un ayatollah coincé dans un hamburger géant baptisé "Burger Mollah de chez McBush". "Nous ne voulons mettre personne en danger", s'est justifié Peter König, le président du comité du carnaval de Düsseldorf.

A la même période, toujours à Düsseldorf, une sculpture représentant une mosquée flanquée de deux minarets en forme de fusée a été retirée d'une exposition à l'Académie des arts. Baptisée Agression, cette oeuvre avait provoqué une manifestation pacifique de 2 000 musulmans. La sculptrice elle-même, une étudiante suisse en art, Fleur Boecklin, en avait demandé le retrait. Le directeur de l'Académie, Peter Lynen, avait défendu la sculpture, estimant qu'"une jeune artiste doit pouvoir se saisir d'un thème d'une telle actualité".

L'Espagne a elle aussi été touchée par cette épidémie d'autocensure. De nombreuses communes commémorent chaque année la reconquête de la péninsule Ibérique (achevée 1492) par des simulacres de batailles opposant "maures" et "chrétiens", ou par des défilés costumés. Près de Valence, il est de coutume de clore les festivités par la destruction d'une figurine géante censée représenter Mahomet.

A Beneixama (1 800 habitants), on faisait jusqu'à présent éclater la tête du Prophète avec des pétards. Le 15 septembre, la municipalité a renoncé à ce finale. Sans vouloir s'étendre sur le sujet, le maire, Antonio Valdes, a fait valoir que son équipe avait voulu éviter de "blesser la sensibilité de quelques personnes". En février, une autre commune, Bocairent, avait pris la même mesure. La plupart des autres municipalités avaient arrêté ces pratiques, à la demande de l'Eglise, après Vatican II. C'était il y a quarante ans.

Philippe Dagen et Nathaniel Herzberg, avec Cécile Chambraud (à Madrid) et Antoine Jacob (à Berlin)